4 – LA NUIT DU PALAIS

Jérôme Fandor avait passé une fort mauvaise nuit. Dans son esprit tourmenté, des visions d’horreur avaient surgi. De cauchemars en cauchemars il avait entendu sonner, l’une après l’autre, toutes les heures de la nuit, à peine avait-il sommeillé, d’un sommeil lourd qui l’avait laissé à son réveil, brisé de fatigue. Au matin, il s’était levé, avait été prendre une douche froide, dont la morsure brutale lui avait calmé les nerfs, puis il s’était habillé en hâte.

Au huit heures du matin, le journaliste était à sa table de travail et réfléchissait...

— Il ne s’agit plus de rire, avait décidé Fandor. J’ai cru tout d’abord que l’affaire Dollon allait être une affaire banale, or, je me suis trompé. L’avertissement reçu hier soir, ne saurait me laisser la moindre hésitation à cet égard.

Puisque le coupable éprouve le besoin de m’inviter à rester tranquille, c’est évidemment qu’il redoute mon intervention ; s’il redoute mon intervention, c’est que celle-ci peut lui être néfaste ; et si elle peut lui être néfaste, à lui criminel, c’est évidemment qu’elle doit être utile aux honnêtes gens. Mon devoir est donc de marcher de l’avant, coûte que coûte...

Jérôme Fandor ne précisait pas autrement sa pensée.

 Mais, à vrai dire, un autre motif encore l’incitait à suivre de près les péripéties du drame de la rue Norvins, motif encore imprécis, vague, mais qui cependant était déjà terriblement puissant...

Jérôme Fandor avait juré à Élisabeth d’arriver à établir la vérité... Il se rappelait la supplication de la jeune fille, son émotion, et quand il fermait les yeux, par moments, il croyait avoir encore devant lui la séduisante sœur du peintre disparu…

Jérôme Fandor ne s’avouait à son égard qu’un sentiment de galanterie. Élisabeth Dollon valait qu’il se dérangeât pour elle. C’est tout.

Le journaliste demeura à sa table de travail, pendant toute la matinée, tenant son front entre les mains, fumant cigarette sur cigarette, dressant des plans d’enquête...

— Ce qu’il faut, conclut-il, c’est arriver à deviner exactement la façon dont le mort est sorti du Dépôt... C’est la première impossibilité à expliquer... oui, mais comment m’y prendre ?..

L’embarras du jeune homme était grand.

Soudain Jérôme Fandor se frappa le front, se leva, marcha de long en large dans sa chambre, siffla trois mesures d’un air populaire, et même faisant preuve d’une exubérante gaieté, risqua, de sa voix déplorablement fausse, un grand air d’opéra.

— Il y a quatre-vingts chances sur cent, s’écria-t-il, pour que je ne puisse pas réussir, mais cela me laisse encore vingt chances d’arriver à un résultat satisfaisant... essayons...

Le jeune homme s’habillait rapidement, pris d’une hâte subite...

— Madame Oudry, criait-il en passant, à sa concierge, je ne sais pas si je reviendrai ce soir, peut-être vais-je partir en voyage, vous serez bien gentille de faire attention à mon courrier... très attention à mon courrier... n’est-ce pas ?...

Jérôme Fandor quittait la loge, faisait quelques pas, puis revenait trouver la brave femme :

— Ah ! j’oubliais, dit-il, personne n’est venu me demander hier après-midi ?

— Non, monsieur Fandor, personne !,..

— Bon !... bon !... Si par hasard, aujourd’hui, un commissionnaire m’apportait une lettre, regardez bien cet individu, madame Oudry ; j’ai des camarades qui me font une plaisanterie et je ne serais pas fâché de leur en jouer une, moi aussi...

Jérôme Fandor, cette fois, s’éloignait définitivement, certain d’avoir mis en éveil la vigilance de sa portière. Rue Montmartre il héla un fiacre :

— À la Bibliothèque Nationale, et vivement !...

***

— Bigre ! voici qu’il est déjà trois heures ! je n’ai plus de temps à perdre...

Rapidement – il était toujours pressé, Jérôme Fandor – le jeune homme reprit au vestiaire de la Bibliothèque, la canne qu’il y avait déposée quelques heures avant et gagna la rue de Richelieu.

— Un quincaillier ?...

Jérôme Fandor avisa une boutique, entra et le plus naturellement du monde :

— Je voudrais, monsieur, une quinzaine de mètres de cordelette très souple, très fine, très solide...

Mais le marchand considérait l’élégant jeune homme. Il lui semblait bizarre de vendre une pareille quantité de corde à la fois.

— Pour quel usage, monsieur ?... J’ai différentes qualités...

Fandor ne sourcillait point et gravement :

— Pour quelques-uns de mes amis qui veulent se pendre...

Un éclat de rire lui répondit.

Le quincaillier s’empressa de lui montrer des échantillons de corde, Jérôme Fandor, expertement, choisit.

Hors de la boutique, il réfléchit.

— À l’horloger, maintenant !

Et il entra chez un bijoutier voisin :

— Je voudrais, monsieur, une pendulette réveil, petit modèle, ce que vous avez de meilleur marché...

Puis, quand il fut nanti de l’objet demandé, Jérôme Fandor qui, une fois encore en tirant sa montre, pestait en voyant l’heure tardive – trois heures et demie – héla une voiture fermée :

— Au Palais de Justice !... ventre à terre !...

Le journaliste à peine monté dans le fiacre retira sa veste, déboutonna son gilet, baissa les stores des portières...

***

Quatre heures venaient de sonner à la grande horloge du Palais de Justice. Le timbre argentin de la pendule résonnait dans les couloirs quand Jérôme Fandor arriva dans la Galerie Marchande. Il la suivit, tourna à droite, gagna le petit couloir où est installé le vestiaire dans lequel il entra délibérément.

Des avocats y allaient et venaient, affairés, quittant leur robe, dépouillant le courrier déposé pendant les audiences…

Jérôme Fandor se faufila à travers les groupes en vieil habitué. Il semblait d’ailleurs chercher quelqu’un et finissait par interroger une des employées du vestiaire :

— Mme Marguerite n’est pas là ?

— Si, si, monsieur, la patronne est dans le fond.

Mme Marguerite, la tenancière du vestiaire de l’Ordre, était une vieille amie du journaliste qui, maintes fois, par son obligeant intermédiaire, avait pu réussir à interviewer les maîtres du barreau habituellement rebelles aux questions des journalistes :

— Madame Marguerite, déclarait Fandor, j’ai un tout petit renseignement à vous demander ?

— Oui, je connais cela ! il va encore falloir que je vous présente à quelqu’un ?...

— Mais non ! mais non ! un renseignement !... je ne vous demande qu’un renseignement !... où diable ces messieurs de la Cour s’habillent-ils et se déshabillent-ils ? Je parle des conseillers de la Cour d’Assises ?

La question du journaliste semblait étonner profondément Mme Marguerite.

— Mais, qu’est-ce que cela peut vous faire, monsieur Jérôme Fandor ? si vous voulez interviewer un conseiller, vous aurez dix fois plus vite fait d’aller le voir à son domicile. Ici au Palais il y a gros à parier qu’il refusera de vous répondre.

Jérôme Fandor secoua la tête :

— Ne vous inquiétez pas de cela, madame Marguerite ! Dites-moi où ces braves gens, gardiens de l’ordre, défenseurs du bon droit, enlèvent leur robe rouge ?...

Mme Marguerite était trop habituée aux questions saugrenues du jeune homme pour s’attarder plus longtemps à discuter avec lui :

— Le vestiaire de ces messieurs, dit-elle, est installé dans les dépendances de la Cour, près de la Chambre du Conseil...

— Ah ! bon ! dans la pièce où il y a l’appariteur ?

— Oui, monsieur Fandor...

— Parfait ! merci madame !...

Jérôme Fandor, avec une grimace de satisfaction quittait Mme Marguerite, sortit du vestiaire, se dirigea vers la Cour d’Assises.

Il monta en courant les degrés qui conduisent à la Chambre du conseil et avisa le garçon de service :

— Dites-moi, M. le Président Guéchand peut-il me recevoir ?

— M. le Président est parti...

Jérôme Fandor sembla réfléchir :

— Diable !

Il promena ses regards tout autour de la pièce comme quelqu’un qui s’absorbe dans une profonde méditation...

En fait, Fandor vérifiait si Mme Marguerite lui avait donné des renseignements exacts.

Tout autour de la salle où il se trouvait, Jérôme Fandor apercevait les petites armoires où les magistrats, au sortir des audiences, venaient déposer leur robe rouge.

C’était bien là le vestiaire des conseillers d’Assises.

– M. le Président n’est plus là ? eh bien ! monsieur... monsieur...

Jérôme Fandor n’avait point prévu qu’il allait lui falloir donner un autre nom.

Heureusement, il remarqua qu’au-dessus de chacune des petites armoires à vêtements, des cartes de visite, clouées, indiquaient le nom du propriétaire.

Il lut l’un de ces noms et répéta :

— Eh bien, M. le conseiller Hubert pourrait-il me recevoir ? Voulez-vous lui demander cinq minutes d’entretien ?

— De la part de qui ?

— Mon nom ne lui apprendrait rien... voulez-vous lui dire que c’est au sujet de l’affaire... Peyru et de la part de maître... Tissot...

Le garçon se levait :

— Je vais voir...

Correctement, Jérôme Fandor se promena de long en large dans la salle, suivant des yeux le garçon, qui s’éloignait...

— Maître Tissot, affaire... affaire Peyru !... Marche toujours mon bonhomme ! tu vas être joliment reçu là-bas... avec ces noms imaginaires...

Quelques minutes après, en effet, le garçon regagna son poste, prêt à avertir l’importun que le magistrat ne pouvait le recevoir.

Mais arrivé sur le seuil de la pièce, le brave huissier s’arrêta, n’apercevant plus personne.

— Tiens, qu’est-ce qu’il est donc devenu ce jeune homme ? Il est déjà parti ? Probable que c’est encore un de ces sacrés clercs d’avoué et qu’il aura changé d’idée... tout de même si par hasard M. le conseiller m’avait dit de le faire entrer, j’aurais été joliment embêté...

Et sa réflexion faite, philosophiquement, le garçon reprit la lecture de son journal non sans avoir vérifié qu’il était quatre heures de l’après-midi et qu’il avait encore une heure à attendre avant de pouvoir aller faire une manille au « Café des Gens de robes ».

***

Par les grandes fenêtres soigneusement fermées de la Cour d’Assises, aucun rayon de lune ne filtrait dans la salle d’audience. Et cette obscurité ajoutait encore une impression terrifiante au silence absolu, sépulcral qu’affectait, dès les premières heures de la nuit, la grande salle où tant de criminels ont entendu prononcer contre eux la sentence fatale.

À l’issue de l’audience, les garçons avaient procédé, comme d’habitude, au « ménage », puis le brigadier avait fait sa ronde, s’était retiré fermant les portes à double tour derrière lui, et la salle s’était peu à peu figée dans son sommeil complet jusqu’au moment où, le lendemain matin, à nouveau, les garçons viendraient en prendre possession pour disposer sur les bureaux de messieurs les Conseillers les feuilles d’audience et les dossiers relatifs aux affaires qu’il s’agirait de juger.

Peu à peu les bruits multiples et divers qui, toute la journée, font écho dans les galeries du Palais de Justice, avaient diminué, s’étaient éteints, s’étaient tus, à leur tour.

Le dernier garde avait achevé sa ronde, les avocats avaient quitté le vestiaire, les pauvres diables qui viennent se chauffer aux calorifères avaient regagné la rue froide où la bise soufflait, et le monument tout entier était demeuré désert.

Une horloge cependant se prit à sonner. Et à peine le dernier coup de onze heures avait-il tinté, enflant les échos des galeries vides, que dans la salle même de la Cour d’Assises, sous le bureau monumental devant lequel siègent les magistrats, un bruit se fit entendre, long, strident, énervant... le bruit d’un réveille-matin.

Sitôt la sonnerie arrêtée, un bâillement vigoureux résonna dans la pièce...

Le dormeur qui avait choisi le bureau de la Cour d’Assises pour effectuer en toute tranquillité un somme réparateur, ne prenait évidemment pas la peine d’assourdir sa voix. Suivant une expression bien connue, il bâillait à se désarticuler la mâchoire :

— Ah !

Même il accompagnait ses bâillements de paroles moqueuses, encore que justifiées, prononcées sur le ton du parfait gavroche parisien.

— Décidément, la République fait mal les choses, et les tapis de la Cour d’Assises sont de mauvaise qualité... J’ai les reins rompus... le plancher est donc bourré de noyaux de pêches !... Par exemple, l’hôtel est tranquille, pas de bruit, on n’est pas dérangé... non, véritablement, c’est délicieux ici pour ronfler, même lorsque aucun avocat ne se charge de chanter une mélopée !

Le dormeur s’était redressé :

— Ah çà ! quelle heure est-il ? J’ai mis mon réveil entre onze heures et minuit. Éclaircissons la question : puisque aussi bien j’ai décidé d’être logique et précis en tout, il faut que je procède avec la sévérité et l’exactitude d’un parfait comptable. En ce moment, début de mon expédition, vérifions l’heure...

Une allumette craqua, jetant une faible lueur sous le bureau même du président :

— Onze heures dix, j’ai toujours bien encore cinq minutes pour paresser... d’autant que la nuit va être rude, et, suivant toute apparence, je ne serai pas de sitôt dans mon lit. Donc, paressons et réfléchissons.

Et, sans avoir l’air le moins du monde pressé, l’individu s’étendit à nouveau, tranquillement, essayant de trouver une position commode sur ce qu’il continuait à baptiser dans son esprit « les noyaux de pêches administratifs ».

— C’est égal ! pensa-t-il, ça n’est vraiment pas difficile de jouer la plus forte organisation de l’État. Je n’ai même pas eu besoin de la recommandation du plus infime des concierges... J’ai tout simplement mis en pratique la fameuse réponse de Mac Mahon : « J’y suis, j’y reste. » Ah ! l’on a bien tort de ne point me couvrir d’or ; mes talents sont incomparables... À cinq heures de l’après-midi on savait tout juste que Jacques Dollon s’était tué, était vraisemblablement innocent, que son cadavre avait disparu. Hier, à cinq heures et demie, La Capitale annonçait qu’il avait une fort jolie sœur... Cette nuit, à onze heures dix, me voici enfermé tout seul dans le Palais de Justice, libre de procéder à la petite enquête que je médite... Jérôme Fandor, mon cher ami, je te félicite, tu n’as pas mal manœuvré !

... C’était, en effet, le journaliste qui, au mépris des dangers d’une semblable entreprise, au mépris des lois, au risque de toutes les calamités possibles, avait imaginé, pour l’intérêt de l’enquête qu’il projetait sur la mystérieuse disparition du cadavre de Jacques Dollon, de passer tout bonnement la nuit au Palais de Justice.

Et lui-même trouvait la chose simple et amusante.

— C’est infiniment farce. Les endroits les mieux gardés sont toujours ceux où l’on pénètre le plus facilement. Je me suis laissé enfermer sans la moindre difficulté. Il est vrai que si le garçon était chargé d’ouvrir et de vérifier chaque soir le contenu de tous les vestiaires de tous les juges, il n’en finirait pas. Moi, de mon armoire, je suivais ses mouvements à ce brave homme, et lui ne pouvait soupçonner ma présence. Il n’est donc pas à incriminer si je suis à féliciter... Enfin, n’épiloguons pas là-dessus. J’y étais, j’y suis resté, il faut maintenant que je m’en aille.

De sa poche, Jérôme Fandor tira un rat de cave qu’il approcha de la flamme d’une allumette.

— Que faire de mon réveil ? pensa-t-il. Le laisser derrière moi va trahir mon passage ici... Il est vrai que je m’en moque... De toute façon, même si ce reportage ne réussit pas, je le raconterai... et l’on ne m’accusera pas d’avoir volé quelque chose, puisque, au contraire, j’offre une montre à M. le président !

Et, tout en riant, Jérôme Fandor rassembla les codes qui traînaient sur le bureau, en fit une pile, posa dessus le réveil et, cela fait, traversa la salle gagnant la porte d’entrée principale, seule porte qui soit à deux battants.

— L’orientation n’est pas difficile, pensa encore le journaliste, et l’on n’a jamais trouvé des portes qui ferment à clé dans tous les sens, puisque...

Joignant le geste à la parole, Jérôme Fandor, prenant à pleines mains la lourde barre de fer qui clôt à l’intérieur les deux battants de la porte de la Cour d’Assises, la fit jouer, ce qui lui permit de tirer à lui, sans la moindre difficulté, les deux vantaux, encore que la serrure ait été, comme chaque soir, régulièrement close.

Sur l’escalier, son rat de cave à la main, Jérôme Fandor se prit à rire...

— Pas plus difficile que ça !... très recommandé à tous ceux qui cherchent une habitation un peu fraîche, mais essentiellement tranquille !... Tout de même, ne faisons pas plus de scandale qu’il n’en faut, et ne claquons pas les portes derrière nous. Soigneusement, il rabattit les lourds vantaux. Nul ne se serait douté, passant devant la Cour d’Assises, que quelqu’un venait d’en sortir et que la pièce était ouverte... Jérôme Fandor, sifflotant un air de marche, descendit alors la Galerie Marchande et là, avisant le petit escalier qui monte aux combles du greffe des appels correctionnels, s’y engagea résolument. Il était clair qu’il n’avait point à craindre de rencontres fortuites. Nul n’habite au Palais la nuit, et il ne s’y fait de rondes qu’extérieurement. Pourtant il fallait, en vérité, une belle audace au jeune reporter pour se promener ainsi à travers le grand monument sans même prendre le soin d’étouffer ses pas.

Il parvint rapidement au greffe des Ordres, où il alla avec la sûreté d’un habitué quérir en son coin l’échelle d’ébène qui fait la joie et l’orgueil, depuis fort longtemps déjà, du grand maître de cet endroit, l’aimable M. Peter.

L’échelle était lourde. Jérôme Fandor grogna :

— Le mobilier ici est bien massif. Les gens craignent donc les voleurs ?

Le jeune reporter reprit sa marche, gagna les combles, avisa une lucarne, y accola son échelle et, de là, lestement grimpa sur le toit.

— Les jardins de Babylone étaient évidemment plus luxueux, n’empêche, le coup d’œil est vraiment joli.

De fait, la vue était féerique.

Jérôme Fandor apercevait toutes les lueurs scintillantes de Paris comme fort distantes de lui, séparé qu’il en était de tous côtés par la masse grise des toits d’abord, puis par le vide, puis encore par la tache sombre que faisaient de chaque côté du Palais de Justice les deux bras de la Seine.

Mais ce n’était pas le moment de rêver aux étoiles.

Jérôme Fandor avait tiré de sa poche une mignonne lanterne sourde pliante. Le plus tranquillement du monde il prit alors dans son portefeuille un papier qu’il étala soigneusement et se mit à étudier.

— Évidemment, c’est une heureuse chance que j’aie pu ce soir me procurer à la Bibliothèque Nationale le plan complet et détaillé du Palais de Justice. Ces toits sont immenses, et sans ce plan précis, je serais totalement perdu...

Il examina quelques minutes le document, prit des points de repère, puis, le repliant, gagna l’une des pentes du toit qui faisait face au quai de la Mégisserie.

— Je suis bien, pensa-t-il, juste au-dessus du Dépôt. Puisque j’ai juré d’être logique, je récapitule logiquement tout ce que je sais : je sais que Jacques Dollon a été amené au Dépôt, c’est-à-dire sous mes pieds. Ceci est indiscutable. Est-il ou n’est-il pas coupable ? Peu importe, au fond, mais je tiens à me dire en moi-même, puisque je suis mon seul auditeur, que jusqu’à preuve du contraire il ne doit pas être coupable, et ceci pour deux raisons : la première, c’est que la baronne de Vibray, sa soi-disant victime, a écrit qu’elle s’était suicidée, la seconde, parce qu’il me semble, à l’inverse de l’opinion de M. Fuselier, que s’il avait été coupable, il aurait trouvé quelque chose de plus habile à faire que de se tuer. D’ailleurs, s’est-il tué ? Rien ne le prouve ! Il est mort, voilà tout. Il est mort parce que dix vivants l’ont vu mort et qu’il est peu vraisemblable qu’une dizaine de personnes aient pu se tromper sur un fait aussi simple à constater. Mais il est mort par des procédés qui impliquent l’idée de suicide, et il est mort dans de telles conditions qu’une fois mort il a trouvé moyen de tirer sa révérence à ses gardiens et de sortir du Dépôt sans être rencontré par qui que ce soit... C’est évidemment ici que l’histoire se complique et devient incompréhensible. De deux choses l’une : ou il n’était pas mort et il est sorti seul, ou il était mort et on l’a fait sortir. Arrivé à cette conclusion, Jérôme Fandor se frotta les mains. Je raisonne merveilleusement, dit-il, mais continuons ! Qu’il soit sorti tout seul ou qu’on l’ait fait sortir, il s’agit de savoir par quel moyen cette évasion s’est effectuée. Impossible de songer à la fenêtre, pour la bonne raison que sa cellule n’en avait pas.

Impossible de songer à la porte, parce que ce procédé, tout simple qu’il apparaisse en bonne logique, n’en est pas moins irréalisable. En fait, M. Fuselier a raison, on ne sort pas des cellules du Dépôt, on ne sort pas du Palais de Justice. Voyons, poussons les déductions à l’extrême... S’il était sorti vivant par la porte, les choses eussent été encore assez bien, mais s’il en était sorti mort, il n’était véritablement pas commode de dissimuler ce cadavre. L’emporter par la place du Palais ou par le boulevard est impossible, il y a trop de monde ; l’emporter par une sortie donnant sur l’un ou l’autre quai est également impossible, il y a les factionnaires d’abord, il y a la Seine ensuite... donc – et le reporter tapait du pied – donc Jacques Dollon est sorti du Dépôt et y est encore, ou tout au moins est encore dans le Palais de Justice... à moins que...

Jérôme Fandor s’interrompit quelques secondes pour allumer une cigarette, car il tenait pour assuré que la fumée de tabac aidait à l’inspiration.

Il reprit :

— Il est également certain que si Jacques Dollon est encore dans le Palais de Justice, il ne peut pas être au Dépôt, car le Dépôt a été minutieusement fouillé depuis sa disparition, et on l’y aurait certainement retrouvé le cas échéant. Il est certain encore qu’il n’est pas à l’intérieur du Palais de Justice, car le Dépôt ne communique avec le Palais que par un seul escalier et certainement il eût été impossible au cadavre de passer par là inaperçu... Donc, il faut que Jacques Dollon soit sorti par les seuls endroits qui soient en communication avec le Dépôt et ces endroits-là sont les égouts et les cheminées. Raisonnons encore. Il n’y a pas, que je sache, de tuyauterie assez grosse pour permettre le passage d’un homme dans les tuyaux qui relient le Dépôt aux égouts ; il y a, en revanche, une cheminée – l’ancienne cheminée de Marie-Antoinette – qui communique avec le dépôt et le toit sur lequel je me trouve ; c’est par cette cheminée-là que l’évasion a dû s’effectuer... vérifions.

S’éclairant de sa petite lanterne sourde, Jérôme Fandor, penché sur le plan qu’il s’était procuré, frauduleusement d’ailleurs, à la Bibliothèque Nationale, entreprit d’identifier les différentes cheminées qui se dressaient autour de lui.

Il eut vite fait de trouver l’orifice de la cheminée, dite de « Marie-Antoinette ».

— C’est cocasse, remarqua-t-il tout de suite, voilà précisément la seule cheminée qui se trouve en contrebas du rebord des toits. Il est certain qu’à moins d’être prévenu et d’examiner ce toit d’un immeuble environnant, on ne doit voir d’aucun endroit l’orifice de cette cheminée. Si Jacques Dollon a passé par là, nul n’a pu remarquer sa sortie.

D’autres constatations, d’ailleurs, venaient ravir le reporter.

— Oh ! oh ! il y a des pierres qui ont été fraîchement grattées, et cette trace blanche fait tout juste penser à la trace que laisserait une corde frottant contre la muraille. Très large, d’ailleurs, cette cheminée, ce n’est pas un Jacques Dollon qui y passerait, mais deux, mais trois, une armée ! Allons, je crois que je suis sur la bonne route... D’ailleurs...

Le reporter se pencha vivement dans l’intérieur de la cheminée, et au risque d’y dégringoler, s’efforça d’atteindre un point qu’il venait de voir scintiller dans l’obscurité du conduit.

Il se releva radieux.

— Parbleu ! des crampons, il y a des crampons à l’intérieur, et ces crampons portent la trace d’un passage récent : la rouille est enlevée par endroits. C’est bien par là qu’est sorti Jacques Dollon.

Ce ne peut être que lui, puisque la cheminée est désaffectée et que nul autre que lui ne pouvait avoir à gagner par ce moyen les toits du Palais de Justice. Du désir que l’on a d’une chose, à la conviction que cette chose est certaine, il n’y a pas loin.

Jérôme Fandor se passionnait pour son enquête.

Il comprenait qu’il faisait un reportage extraordinaire qui ne manquerait pas de le mettre en vedette, et cela le réjouissait.

Voyant qu’il était possible qu’un corps fût sorti par la cheminée de Marie-Antoinette, il décida vite qu’il était certain que ce corps était celui de Jacques Dollon.

Restait à en tirer les conclusions : mais son imagination ardente n’était point longue à en inventer, et volontiers il en aurait eu trop plutôt que pas assez.

— Si Jacques Dollon avait été vivant, pensa Jérôme Fandor, il est évident qu’une fois arrivé sur les toits il pouvait trouver à son évasion trois solutions principales : ou faire tout simplement ce que j’ai fait tout à l’heure en sens inverse, briser une lucarne, sauter dans un comble, s’y cacher jusqu’au moment propice, gagner les couloirs du Palais et, se mêlant à la foule, sortir au moment opportun ; ou encore, se cacher sur les toits et y rester ; il pouvait enfin, troisième et dernière hypothèse, chercher s’il n’y a pas sur le toit l’orifice de l’une de ces prises d’air qui mettent les caves et les égouts du Palais en communication avec l’extérieur... Mais Jacques Dollon est mort. Je l’ai décidé ainsi. Donc son cadavre n’a pu que demeurer ici, ou alors est descendu dans un endroit où nul ne va. Les greniers du Palais de Justice sont trop visités par les recherches incessantes des greffiers, pour que l’on ait pu y dissimuler un cadavre. Donc, ou le corps de Jacques Dollon est sur les toits, ou il y a entre les toits et les égouts une communication quelconque, certaine...

De là à décider qu’il fallait minutieusement fouiller tous les toits du Palais de Justice, il n’y avait évidemment qu’un pas.

Jérôme Fandor, à tout hasard, s’arma de son revolver, et s’éclairant de sa lanterne sourde, prudemment, car il était déjà presque certain que l’affaire Dollon comportait de nombreux complices, commença à visiter l’énorme toiture du Palais de Justice. Ce ne fut pas une besogne aisée.

Si l’on songe à l’immensité du monument, à son architecture compliquée, aux nombreuses courettes qui y sont enclavées, la tâche du journaliste apparaîtra dans sa vraie difficulté.

Mais Jérôme Fandor n’était pas homme à se décourager lorsqu’il avait décidé d’entreprendre quelque chose. Il fouilla minutieusement toute la toiture du Palais de Justice, ne laissa pas un coin d’ombre inexploré, une gouttière où son regard n’eût point pénétré et, après deux heures d’efforts, revenu près de la cheminée de Marie-Antoinette, il dut s’avouer que si Jacques Dollon était monté sur le toit du Palais de Justice, il n’y était certainement pas resté, il en était certainement descendu...

Le journaliste prit alors le plan qu’il avait déjà étudié pour découvrir la cheminée de Marie-Antoinette, et se livra à un singulier travail.

Il numérota en effet, sur le grand papier qui s’agitait à chaque souffle de la brise, toutes les cheminées qui débouchaient sur les toits et, une par une, il les identifia avec les cheminées réelles qu’il avait devant lui.

Au beau milieu de son travail une exclamation joyeuse lui échappa :

— Ah ! sapristi ! je m’en doutais.

Jérôme Fandor venait de découvrir qu’il y avait sur le toit du Palais une cheminée qui ne figurait pas sur le plan de l’architecte...

Où menait-elle ? Avec quel endroit du monument correspondait-elle ?

Il fallait le savoir à tout prix !

Jérôme Fandor courut à cette cheminée...

L’orifice en était large, assez pour permettre le passage d’un homme. Il remarqua tout de suite que là encore des pierres s’étaient récemment détachées, qu’une corde avait dû frotter.

— Et que diable peut bien être cette cheminée ? pensa-t-il. Voilà encore un mystère. Cette cheminée n’est pas une cheminée, puisqu’il n’y a aucune trace de suie, même ancienne...

Réfléchissant encore, Jérôme Fandor ajouta :

— Ce serait donc une prise d’air ? mais une prise d’air ne saurait communiquer qu’avec une des pièces du Palais de Justice ; comment diable aurait-on pu y descendre un cadavre ? C’eût été de la dernière imprudence ! ce n’est donc pas par là que l’on a fait évader Jacques Dollon... Mais alors, par où ? par où ? Il colla son oreille à la cheminée.

- Si je pouvais entendre un bruit quelconque qui me renseigne... Il est vrai qu’à cette heure il n’y a encore personne au Palais…

Or, indistinct, vague, cessant par moments, puis recommençant, Jérôme Fandor crut saisir comme un clapotis très lointain, très petit.

— La cheminée communiquerait avec la Seine ? Ce n’est pas possible, nous sommes trop loin, et puis à quelle fin aurait-on effectué cette percée ?

Il resta quelques instants perplexe, puis, comme illuminé d’une idée soudaine :

— Et si, par hasard, cette cheminée communiquait avec un égout ?

L’hypothèse était plausible. Elle eût certainement confirmé les suppositions que Jérôme Fandor échafaudait depuis la veille sur la façon dont le corps de Jacques Dollon avait pu être soustrait aux gardiens du Dépôt.

Mais comment la vérifier, comment savoir où aboutissait exactement cette cheminée ?

En vérité, le jeune reporter avait merveilleusement préparé son expédition nocturne !

Il dépouilla sa veste et découvrit, roulée autour de sa taille, la longue et fine corde qu’il avait ainsi dissimulée en sortant de la boutique du quincaillier, dans la voiture qui l’emmenait au Palais.

Lester cette corde d’un caillou, la laisser filer dans la cheminée, vérifier par le balancement qu’il imprima à la pierre que le conduit était d’égale largeur jusqu’au bout de la corde, ce fut l’affaire d’un instant... mais cela ne l’avançait pas à grand-chose. Il fallait trouver mieux.

Jérôme Fandor n’hésita pas.

— Après tout, murmura-t-il, je ne risque jamais que de me trouver nez à nez avec une bande d’assassins ?... Tentons le coup.

Et, se dépêchant presque, car une grande anxiété le prenait de savoir s’il s’était trompé ou non dans ses déductions, Jérôme Fandor se hâta d’attacher solidement l’extrémité de sa corde à l’une des cheminées voisines, puis son revolver toujours armé passé dans la ceinture, à portée de la main, il empoigna la corde, l’enroula autour de ses jambes, et lentement se laissa glisser par l’étroit orifice…

La descente était périlleuse.

Jérôme Fandor ignorait si sa corde était assez longue, et, perdu dans le conduit noir, sans autre lueur raie celle de sa lanterne sourde, sans aucun point de repère, il craignait instinctivement d’arriver au bout du câble sans s’en être aperçu et de choir dans le vide...

Mais les constatations qu’il faisait au cours de sa descente le passionnaient au point qu’il en oubliait presque le danger couru.

Il était visible, pour quiconque était tant soit peu exercé aux recherches policières, que des hommes avaient récemment suivi le chemin qu’il empruntait en ce moment.

— Voici une pierre arrachée, la trace est encore toute fraîche, pensa-t-il.

Et plus loin :

— Oh ! oh ! la muraille est grattée ici ! On dirait du sang.

Il s’arc-bouta des genoux et des épaules à la muraille, s’arrêta de descendre, examina l’empreinte qu’il venait d’apercevoir.

Aucun doute n’était possible ! L’œil vif du journaliste avait bel et bien découvert, à la lueur de la lanterne sourde, une toute petite trace rouge, tache de sang vraisemblablement, qui souillait l’une des pierres proéminentes des parois.

— Ceci, murmura-t-il, confirme bien que Jacques Dollon est mort ; si la blessure qui a causé cette tache avait été faite à un homme vivant, celle-ci serait plus large, et il y en aurait d’autres, car elle ne pourrait provenir que d’une écorchure faite pendant la descente. Or, cette trace de sang a tout l’air de provenir du heurt d’un cadavre contre les parois. Ce n’est pas du sang qui a coulé, c’est du sang qui s’est écrasé... Il descendit encore quelques mètres.

— Précieuse trouvaille ! fit-il tout à coup.

Voici qu’il venait de remarquer quelques cheveux qui étaient restés collés aux aspérités des pierres.

Une fois encore, il s’accola contre la muraille, examina sa découverte, laissa la moitié des cheveux en place, mais prit le reste, qu’il serra soigneusement dans son portefeuille.

— Il ne faut pas que la police puisse dire que j’ai préparé cette piste ! Mais, coûte que coûte, si je ne trouve pas le cadavre de Dollon en bas, il faudra que je sache demain si ces cheveux ressemblent aux siens...

Jérôme Fandor descendait toujours, et toujours il voyait de distance en distance, contre les parois de la cheminée, de larges traces blanchâtres comme celles qu’aurait pu causer le passage d’un lourd paquet tendu au bout d’une corde, et se heurtant aux murs intérieurs.

Tandis qu’il se croyait encore fort éloigné de parvenir au terme de sa descente, il sentit sous ses pieds un point résistant, qu’il prit tout d’abord pour le sol ferme.

— Déjà arrivé ? pensa-t-il.

Et il eut envie de lâcher la corde, mais un reste de prudence le retint.

— Je ne sais où je suis. Assujettissons-nous. Rien ne prouve qu’il n’y a pas un abîme ou à droite ou à gauche…

La précaution était bonne. Ce qu’il avait pris pour le sol ferme était tout bonnement un crampon de fer qui était en saillie de la muraille.

Jérôme Fandor s’en saisit, souffla quelques minutes, vérifia, en remontant sa corde, qu’elle n’avait plus que deux ou trois mètres de long, mais s’aperçut aussi, avec joie, qu’à partir de l’endroit où il était arrivé, la cheminée semblait jalonnée, régulièrement, de ces sortes de crampons que posent les couvreurs et les fumistes, et qui constituent une suite d’échelons fort utilisables.

La descente devenait aisée ; en quelques minutes, Jérôme Fandor atteignit en effet le bas de la cheminée, et tout d’abord, il ne comprit guère où il pouvait bien être arrivé...

Autour de lui, dans l’ombre épaisse, il ne voyait à la lueur de sa lanterne sourde qu’une sorte de muraille en forme de voûte, et faite de grossière maçonnerie...

Il avança de quelques pas, craignant de faire le moindre bruit, écouta, n’entendit rien, et se décida à hausser la flamme de sa lanterne. Dès lors, il lui était plus aisé de s’y reconnaître.

La cheminée dont il venait de s’éloigner de quelques mètres aboutissait tout bonnement à une sorte d’égout visiblement abandonné, et le clapotis qu’il avait entendu précédemment du haut des toits du Palais était celui d’un maigre ruisselet boueux qui coulait au milieu de la tranchée, dans la direction de la Seine.

D’ailleurs, au pied même de la cheminée, Jérôme Fandor, agenouillé, apercevait distinctement des traces de pas, puis des marques profondes dans le sol, dont il n’eut pas de peine à identifier la nature.

— Des hommes sont cependant passés là, murmura-t-il, ceci est indiscutable !

Et quelques pas plus loin, il ajouta :

— Ces hommes portaient quelque chose de lourd, et ils étaient deux ; il y a deux traces de pas, deux formes de souliers, et les souliers ont marqué dans la boue, par le talon plutôt que par la pointe, ce qui indique bien que ces promeneurs étaient chargés.

Jérôme Fandor, en faisant ces remarques, ne pouvait presque se retenir de se frotter les mains, tant il était content.

L’enquête lui paraissait merveilleusement réussir, et la conviction où il était d’avoir bel et bien suivi le chemin par où le cadavre de Jacques Dollon avait été emporté.

— Quel reportage ! songea-t-il. Quel reportage !

Mais sa satisfaction professionnelle n’était cependant pas si grande qu’il ne murmurât un moment :

— Pauvre Élisabeth Dollon, par exemple ! Je lui ai juré d’établir la vérité... il me semble qu’elle est sinistre, la vérité. Il n’y a pas de doute : son frère est mort, mort au Dépôt, et mort assassiné !

Jérôme Fandor, tout en monologuant, avançait toujours, scrutant minutieusement le sol dans l’espoir d’y trouver d’autres indices...

— Drôle d’égout ; c’est à peine si ce ruisseau boueux a le moindre courant. Évidemment, ce souterrain est abandonné et demeure sans utilisation.

Mais un horrible spectacle l’immobilisa soudain : la lueur de sa lampe lui montrait en effet, groupés en un seul point, se battant, se mordant, une bande d’énormes rats qui semblaient dévorer quelque chose.

Le cœur du jeune homme se souleva.

— Mon Dieu, serait-ce le cadavre de Dollon ?

Il ramassa une pierre, la jeta dans le groupe des immondes bêtes, qui s’éloignèrent, et sur le sol, Jérôme Fandor aperçut une boue gluante, visqueuse, rouge, une boue toute saturée de sang coagulé !

— Assurément, si le cadavre a disparu, c’est là que les assassins ont dû le couper en morceaux pour en rendre le transport plus facile, et ces ignobles rats sont en train de faire bombance des restes de ce malheureux. Pouah !

Le reporter poursuivit sa marche et découvrit, encore un peu plus loin, une autre flaque de sang presque aussi grande, elle aussi assiégée par des rats.

— Évidemment, pensa-t-il, je ne vais rien trouver d’autre, le cadavre n’existe plus.

 Il continua d’avancer, résolu cependant à savoir où le souterrain pouvait bien aboutir.

La lanterne de Jérôme Fandor commençait à tirer à sa fin lorsqu’il arriva, ainsi qu’il le prévoyait, à l’extrémité de l’égout, c’est-à-dire à son orifice, taillé dans la berge à pic de la Seine.

— Quelle chance ! je vais pouvoir m’en aller par là et je ne vais pas être obligé de recommencer en sens inverse l’escalade de la cheminée vers le toit et la descente du toit vers le Palais.

La nuit était encore profonde.

À peine au lointain de l’horizon découvrait-on la tache laiteuse du petit jour d’avril.

Jérôme Fandor s’avança, se demandant par quelle gymnastique il allait pouvoir regagner le quai...

Mais, tandis qu’il s’inclinait, au dehors de l’égout, le corps penché sur les eaux noirâtres de la Seine, et avant qu’il ait eu le temps de se retourner, une vigoureuse poussée l’étourdissait à moitié, l’arrachait de son poste d’observation, le précipitait à l’eau.